Shorty

Comme la petite histoire vaut toutes les grandes et que l'attachement pour un groupe est souvent lié à un souvenir précis, un lieu, une époque, une rencontre, Shorty restera à jamais associer à ce concert de mars 1994 aux mythiques café-concert des Tontons Flingueurs à Rennes. C'était le deuxième concert organisé par la jeune asso KFuel qui s'appelait à l'époque Kerosene et ce concert, on en parle encore dans les maisons de retraite. Un groupe de Chicago totalement inconnu (et qui ne l'est guère plus depuis) qui n'avait publié qu'un seul album, Thumb Days, sur le label allemand Gasoline Boost en 1993. Et encore, cet album était inconnu cette année 94. L'organisation de ce concert s'était faite sur la seule foi d'un 45 tours envoyé par le tourneur français (un mec de Caen si la mémoire ne décline pas). Ouais, ça l'air pas mal, pourquoi pas. Un concert et 150 personnes plus tard, Shorty était adopté à tout jamais. C'était une époque où tous les groupes à guitares qui faisaient du bordel étaient à la mode. Il suffisait de mettre grunge et rock sur une affiche et ça suivait comme un seul troupeau. Shorty avait retourné tout le monde, l'after avait été dingue. Après leur concert de Bordeaux, ils avaient voulu revenir à Rennes passer leurs deux days off et cela avait été encore plus dingue. Des gars adorables, quoique un peu étranges et qui ne s'oublient pas.
Shorty ne faisait pourtant pas de grunge. Franchement pas. C'était du noise-rock tordu, bien loin des canons de beauté en vigueur du coté de Seattle. Leurs racines, c'était Chicago, le noise-rock qui frappe avec juste ce qu'il faut de vice, de singularité et dont la suite discographique s'est écrite avec Skin Graft records.

Avant de commencer Shorty, le chanteur Al Johnson, le guitariste Mark Shippy et le batteur Todd Lamparelli avaient déjà fait leurs armes ensemble au sein de Snailboy. Deux singles qui posaient les prémices de Shorty. Et comme le bassiste Luke Frantom avait intégré Snailboy sur la toute fin du groupe en 1991, ils ont juste changé de nom et continué l'excellence entrevue sur le second single Spoo Heaven.







1992 marque les débuts de Shorty. Deux singles. Le premier, Last One In My Mouth Is A Jerk/Samtastic sur Worry Bird Disk et le second, Dynamite Lover/Niggerhat sur Bovine records. Deux disques qui perdent un peu de leur valeur vu que ces quatre titres figurent sur Thumb Days. C'est balot. Toutefois, l'enregistrement est différent, la dynamique sur les 45 tours vous explosant littéralement à la tronche avec de très menus détails en tendant bien l'oreille pour s'apercevoir de très légères différences dans la tenue des opérations. Et pour les fétichistes, vous avez les pochettes et dessins signés par Mark Shippy de Skin Graft records qui traînait déjà dans les parages du groupe. Le vinyle blanc crémeux de Last One In My Mouth Is A Jerk pour coller avec la thématique du titre et le transparent de Niggerhat pour prendre le contre-pied du titre. Alors gagnons du temps et passons directement au plat de résistance avec Thumb Days.









N'y allons pas par quatre chemins. Thumb Days est un classique. Je m'en fous de savoir si c'est seulement un classique du noise-rock, un classique pour une poignée de nerds ou un classique qui s'ignore. C'est un classique, point barre. Un disque que je peux écouter plus de vingt ans après comme si c'était la première fois, que je peux écouter régulièrement sans jamais m'en lasser, un disque qui n'a pas vieilli et qui ne vieillira jamais.
Les dix titres sont parfaits, que du tube. Il suffit d'écouter Rocketman, Rocketman et la machine est lancée, prête à faire des explosions qui mettent plein d'étincelles dans les yeux tout en devenant poète de bac à sable. Thumb Days fait perdre la raison. Shorty avait trouvé la combinaison absolue entre leur désir de briser les carcans du rock et rester à la limite des clous. Flirter avec des structures élastiques et asséner des riffs juteux sur des rythmes durs sur l'homme. Se prendre pour Bozo le clown et les méchants de service qui distribuaient les taloches. Thumb Days navigue sans cesse au bord du précipice mais ce qui est à retenir au final, c'est que Shorty était des tueurs pour ce qui était d'écrire des morceaux furieusement accrocheurs sous leur allure de barjots.
Mark Shippy est un guitariste unique dont les doigts étaient capables d'aligner des accords imparables comme de tordre ses cordes et aller à contre sens des règles établies, insuffler une finesse incroyable ou dresser des barbelés. Chaque morceau porte sa signature à la guitare. Mais la section rythmique n'est pas en reste. La basse inoubliable sur Niggerhat, le groove particulier et bizarrement entraînant de Lamparelli et Frantom, c'est du travail millimétré, fougueux, perturbant. Thumb Days, c'est de la folie et de l'urgence (Thumb Days termine par un Red Bull rouge d'intensité), du fun et des tripes, du rock cérébral et physique, un alignement de titres féroces et inventifs sur lesquels surfait le chant inénarrable et singulier d'Al Johnson, la touche finale qui personnifiait et béatifiait définitivement Shorty. Personne ne chantait comme lui. Et c'est toujours le cas actuellement. Il faisait autant rire qu'il inquiétait. Personne ne savait si c'était du second degré ou non car même dans la vraie vie, le personnage était en décalage permanent, sa bouche était de travers mais ce qui est sûr, c'est que sa façon de chanter est foutrement bonne. Et en plus, c'est un fabuleux acteur comme le prouve Coopie And Me qui est au clip ce que La Septième Compagnie est au film de guerre. Le meilleur du meilleur, tout simplement. Et à l'occasion, un pertinent résumé de l'approche de la vie de Shorty.
Thumb Days a été réédité en 2012, toujours par Gasoline Boost, à 213 exemplaires numérotés (qui va vite devenir aussi cher et introuvable que l'original, c'est balot) avec une pochette différente et une remastérisation inévitable bien que le travail de Steve Albini en 1994 n'avait pas besoin d'un relifting. Grand, très grand disque.










Toujours en 1993, Skin Graft records sort le single Kaput ! Une rencontre naturelle et inévitable entre un label et un groupe partageant une vision commune décalée, branque et décapante de la réalité. Le single est accompagné comme à chaque fois avec Skin Graft par un comic book de 12 pages. Skin Graft conseille de continuer à écouter la face Kaput tant que la lecture du comic n'est pas terminée. Vous pouvez aussi écouter ce morceau en boucle sans passer par la case comic totalement incompréhensible. Kaput ! est un pur moment de félicité. Al Johnson fait des ravages avec son chant d'attardé hargneux entre les dents. Le reste, c'est de la compo épicée, génialement tordue et enlevée. Shorty est en feu. Face B, le groupe de Chicago s'attaque à une autre légende. Dans un genre euh, très différent. Van Halen et son Hot For Teacher est repris de main de maître. Le hard-rock exécuté par Shorty, c'est quand même plus marrant. Ça fonce dans le tas, ça zappe les soli ou au mieux, ça les trafique honteusement et Al Johnson ridiculise la voix de David Lee Roth. Et sa coiffure aussi.

















1994 marque la fin du groupe. Fresh Breath devait être le second album de Shorty. Ce sera finalement un mini-album de cinq titres, en version 10'' pour le vinyle. Mais l'excellence continue. Albini est toujours derrière la console. Shorty peaufine ses compos devenant encore plus percutantes, juteuses, évidentes. Mark Shippy se tord les phalanges pour accoucher de riffs alliant démence et pointes mélodies acérées. Kaput est une nouvelle fois au générique mais ce n'est pas le meilleur titre, juste l'égal des quatre autres, I Prefer Nitwit, Fresh Breath, Tomato Kisser et Really Pointy ?, ultime titre avec John Forbes de Mount Shasta invité au chant, histoire que la fête soit encore plus folle. Fin de rideau sur un groupe à la durée de vie très courte mais dont la trace dans le paysage rock-noise est indéniable.




Fresh Breath CD :












En 1995, Zero Hour record publie la compilation Threadwaxing Space Live: The Presidential Compilation 1993-1994 au bénéfice de l'espace de concerts do-it-yourself The Threadwaxing Space à New-York. Shorty laisse un morceau pour la postérité intitulé 1979/Really Pointy ?, soit une vague intro où on ne les reconnaît pas trop suivi du morceau présent sur Fresh Breath, le tout dans des conditions live. Autour de Shorty figuraient des groupes comme Azalia Snail, Guv'ner, Guided By Voices, The Sea & Cake, Pony, Slant 6, Blonde Redhead et Giant Sand. Shorty a dû se sentir bien seul.
Après la fin de Shorty, Frantom et Lamparelli n'ont plus fait parler d'eux. Tout le contraire de Mark Shippy et Al Jhonson qui formeront les mythiques US Maple. Le meilleur est encore à venir.


SKX (06/07/2017)

Discographie ::

Last One In My Mouth Is A Jerk 7'' (Worry Bird Disk 1992)
Dynamite Lover/Niggerhat 7'' (Bovine records 1992)
Thumb Days LP (Gasoline Boost records 1993)
Kaput ! 7'' (Skin Graft records 1993)
Fresh Breath 10'' (Skin Graft records 1994)